Pourquoi ce nom ?

 

En réponse à quelques interrogations.

Le nom « DE QUOI DEMAIN » a été suggéré et adopté en un éclair, un soir de réunion animée, le 7 mars 2024, les deux grands parrains de la formule ayant été brièvement évoqués : Victor Hugo – « De quoi demain sera-t-il fait ? » est un vers du poème « Napoléon II », écrit en 1832, publié dans Les chants du crépuscule[1]–, et Jacques Derrida – De quoi demain…, avec des points de suspension, est le titre sous lequel a été publié en 2001 un long échange oral que le philosophe a eu avec Elisabeth Roudinesco, sur la suggestion de cette dernière[2]. Dans sa présentation, l’historienne cite explicitement Hugo, plus précisément l’introduction aux Chants du crépuscule, : « Tout aujourd’hui, dans les idées comme dans les choses, dans la société comme dans l’individu, est à l’état de crépuscule. De quelle nature est ce crépuscule, de quoi sera-t-il suivi ? ». Elle reproduit en note les quatre vers suivants :

« Spectre toujours masqué qui nous suis côte à côte
Et qu’on nomme demain !
Oh ! demain, c’est la grande chose !
De quoi demain sera-t-il fait ? »[3]

Nous avons ressenti une sorte d’évidence. Cet intitulé n’a pas été remis en cause depuis. Il nous va. Sans doute pour plusieurs raisons.

Il y a d’abord dans le choix de cette citation « De quoi demain sera-t-il fait ? », que beaucoup connaissent sans savoir d’où elle vient, l’idée d’un nouveau crépuscule où nous nous trouverions, un moment de confusion tragique, de doute, de difficulté à concevoir ce qui arrive, ce va arriver et ce qui pourrait être fait.

Il y a aussi l’inscription assumée dans un long héritage à la fois artistique et réflexif, incarné par Hugo. Et aussi par Derrida.

Dans la version française de Happy Days de Samuel Beckett (Oh les beaux jours, écrite par lui en 1962, créée par Roger Blin en 1963), ce sont des vers de « Napoléon II », d’autres vers, situés à la fin du poème, que bégaye finalement Winnie enterrée jusqu’au cou :

« Quels sont ces vers exquis ? […] Tout s’oublie… […] la vague… non… flot… oui… le flot sur le flot s’oublie […] On perd ses classiques (Un temps) Oh pas tous (Un temps) […] Ce que je trouve si merveilleux, qu’il vous en reste une partie, de vos classiques, pour vous aider à tirer votre journée. »

Un des « classiques » de la modernité, c’est Derrida, et particulièrement les textes sur la déconstruction, que nous pouvons légitimement invoquer, contre beaucoup de leurs bégaiements contemporains, parce qu’ils proposent un rapport choisi, absolument neuf, à l’héritage. Citons le dialogue de 2001 : « pour que quelque chose arrive, un événement, de l’histoire, de l’imprévisible-à-venir ». Ou encore « devancer au nom de ce qui nous devance »[4].

Il y a enfin, dans le choix poétique, phonétique, allitératif, de ce nom, la suggestion de l’importance de la forme dans les modes d’expression du groupe.

Juste avant de nous décider pour « De quoi demain », nous avions parlé de la difficulté aujourd’hui de parler et d’écrire, étant donné la dégradation générale de la langue, qui accroît et accélère la confusion de la pensée : dans les productions « progressistes » censées décrire le réel, des salves de néologismes qui le redécoupent violemment, une écriture dite inclusive, en réalité illisible, et plus incohérente encore que ce qu’elle prétend clarifier. Une drôle de guerre sémantique, qui évolue chaque jour. Un engrenage de surdités et d’assourdissements, de censures et d’autocensures. Il s’agit de réinventer les conditions d’un « dialogue ». Un mot lui aussi évidé. D’essayer ensemble des formes.


[1] Voir ci-après le texte complet du poème.

[2] Jacques Derrida, Élisabeth Roudinesco, De quoi demain… Dialogue, Flammarion, Champs essais, 2003 [Librairie Arthème Fayard / Éditions Galilée, 2001]

[3]. Élisabeth Roudinesco, ibidem, « Avant-propos », p. 7.

[4] Jacques Derrida, ibid., p. 16 et p. 18.

— Victor Hugo,
Les chants du crépuscule (1832)